Kenneth F Kitchell and Irven M Resnick (ed.) (1999)
Albertus Magnus "On Animals": A Medieval "Summa Zoologica", Translated and annotated by Kenneth F. KITCHELL Jr. & Irven Michael RESNICK, Volumes 1 and 2
Baltimore/London, Johns Hopkins University Press. Foundations of Natural History. (ISBN: 0-8018-4823-7).
Il ne faut pas moins de 1720 pages de texte serré pour la traduction complète du De animalibus (DA) d'Albert le Grand: c'est un travail monumental qui a été effectué par K. Kitchell et M. Resnick. Ces deux chercheurs américains, l'un philologue classique et l'autre médiéviste à la Louisiana State University, ont uni leurs efforts pour fournir ce qui est en réalité la première traduction complète de ce texte : pas plus à l'époque médiévale qu'aux temps modernes, il ne s'était trouvé personne pour traduire du latin cette "Somme zoologique", comme les auteurs l'ont judicieusement sous-titrée, en référence à la Somme théologique de Thomas d'Aquin. Tout au plus existait-il une traduction anglaise des cinq derniers livres du DA par James Scanlan, parue en 1988, mais peu fiable et fondée sur des travaux préliminaires insuffisants (voir notre notice dans le BC 1990-1, n° 6 et un compte rendu plus détaillé dans les Archives Internationales d'Histoire des Sciences, 40, 1990, p. 124-126).
Divisé en 26 livres et terminé sans doute aux alentours de 1260, le DA d'Albert le Grand constitue le commentaire médiéval le plus vaste et le plus original aux traités zoologiques d’Aristote. Les livres I à XIX procèdent à une ample paraphrase commentée des dix-neuf livres du DA aristotélicien tel que l'avait traduit de l'arabe en latin Michel Scot. Les deux livres suivants contiennent un exposé propre à l'auteur, sur la composition et la nature des corps (XX) et sur les degrés de perfection des animaux (XXI). Les cinq derniers livres (XXII-XXVI) fournissent des catalogues d’espèces, par grandes catégories (animalia, aves, aquatica, serpentes, vermes) et se situent dans la lignée des exposés encylopédiques. Albert y emprunte en effet le gros de son information au Liber de natura rerum de Thomas de Cantimpré, tout en ajoutant nombre de précisions et en rectifiant ou en omettant des informations erronées. Il subsiste du DA une bonne quarantaine de mss complets, dont l'autographe, conservé à Cologne, Hist. Archiv, W 258a (une reprod. en fig. 3). C'est ce ms. qu'avait édité Hermann Stadler en deux volumes (1916 et 1920), édition qui fournit la base de travail pour la présente traduction.
La publication, préfacée par William Wallace OP, s'ouvre par une note sur la traduction qui expose avec clarté les options suivies et les problèmes rencontrés lors du travail (p. xxxi-xxxvii). On y saisit combien l'exercice est subtil pour la terminologie technique d'Albert, où un mot peut selon les contextes recouvrir des sens divers, tandis qu'une notion peut être rendue par divers termes. L'exemple de la notion de "membrane" est suggestif, car les a. ont trouvé une dizaine de termes apparentés: membrana, panniculus, pannus, pelliculis, pellis, rete, retiaculum, secundina, tela, tunica, velamen. Avec pragmatisme, les traducteurs ont opté pour des compromis qui assurent une certaine fluidité: un texte proche du ton et de la diction de l'original, évitant la modernisation des termes, rendant justice à la variété du lexique d'Albert, mais allégé ou corrigé au besoin. Les interventions et les hésitations sont signalées avec honnêteté et franchise, par l'adjonction de termes latins entre parenthèses, ou de notes qui avancent des éléments de discernement nécessaires. Dans l'ensemble le travail est remarquable, et l'on ne peut que savoir gré aux deux chercheurs. La comparaison avec le texte latin fait ressortir une grande proximité de formulation, qui évite d'introduire dans le texte des notions issues d'une compréhension moderne, comme le faisait de façon excessive J. Scanlan par ex. Mais le texte est fluide et d'une lecture agréable, grâce à des choix syntaxiques heureux, comme la coupure de phrases aux multiples subordonnées. De nombreuses notes de bas de page offrent des éclaircissements sur les espèces animales évoquées, sur les sources ou des passages parallèles dans d'autres textes didactiques, sur des mots au sens incertain, sur des notions théoriques. Le texte est ainsi intelligemment pourvu d'un accompagnement herméneutique.
Dans l'introduction (p. 1-42), les traducteurs fournissent un état de la question bien étayé sur la vie et les œuvres d'Albert le Grand. Avec prudence, ils présentent les données biographiques controversées, telle la date de naissance de l'auteur, et les étapes certaines de cette vie mouvementée, qui mena Albert de la Souabe à l'Italie, Paris, la Bavière, la Prusse, Avignon, etc., avec pour points d'ancrage principaux Paris et Cologne. On lit ensuite quelques pages fort intéressantes sur son importance pour la science, le DA et son contexte historique, la méthode qui y est suivie. La traduction du texte, dont les parties et les subdivisions sont mis en évidence par des titres courants, des têtes de chapitres bien démarqués, et des chiffres de repère dans les marges extérieures des pages, est suivie d'un bref glossaire des termes latins plus problématiques (p. 1769-76), d'une bibliographie fort complète (p. 1777-1800) et d'un très utile index des matières traités dans le DA (p. 1801-1827, sur deux col.).
Parmi les rares doléances que l'on pourrait exprimer figurent les nombreuses coquilles dans les titres français et allemands de la bibliographie (nous en avons relevé une bonne soixantaine en lecture cursive), quelques problèmes de traduction et de commentaire, et le choix des illustrations. Les deux volumes comprennent un cahier de 14 et de 8 p. d'images en noir et blanc, hors pagination (après les p. 486 et 1408). Elles reproduisent des miniatures montrant l'auteur (fig. 1-2), des pages de texte (fig. 3a et b), des animaux, des diagrammes anatomiques, etc. Deux ill. omettent la cote du ms. (fig. 2 et 3a), mais surtout, le choix des miniatures d'animaux est inapproprié. La plupart des vignettes reproduites sont celles qui accompagnent des bestiaires latins, dans les mss Oxford, BL, Ashm. 1511, Bodl. 602, Bodl. 764 et New Coll. 130. Or, il existe divers mss où le DA d'Albert est accompagné de vignettes ou d'initiales historiées au début des livres, voire de dessins marginaux de certains animaux (par ex. Paris, BNF, lat. 16169). Il aurait été tout naturel de choisir ces miniatures-ci, plutôt que celles des bestiaires, genre de textes qu'Albert a délibérément laissés de côté dans sa quête de l'information.
A propos des sources d'Albert pour certains chapitres techniques, des précisions peuvent être utiles. Les livres 22 et 23 contiennent en effet, aux chapitres sur le chien, le cheval et le faucon, de véritables traités sur les soins à prodiguer à ces animaux et sur leur dressage ou leur affaitage pour la chasse. A ce titre, ces trois sections ont parfois été copiées séparément et l'on en connaît des traductions françaises, italiennes et allemandes. Sous le titre Von Falken, Hunden und Pferden, Kurt Lindner a édité ces dernières en 1963, et il y a donné des commentaires détaillés sur les sources et le contenu. Si ce livre figure bien dans la bibliographie, et s'il est cité par endroits, ses acquis ne sont guère assimilés. Ainsi, pour le traité des chiens, K. Lindner a montré qu'il dérive en bonne partie de la Practica canum, un petit traité latin dont il indique quelques mss. Or, p. 1458, n. 96, les traducteurs notent "The sources of the remaining text on dogs cannot be identified". La même remarque vaut pour le traité sur les faucons, où ils estiment p. 1591 n. 187 que la lettre apocryphe à Ptolémée est connue seulement par sa traduction catalane, or on sait depuis K. Lindner que le texte latin subsiste. Dans le livre sur les oiseaux, nous avons noté quelques identifications douteuses voire erronées, comme celle du "Faucon aux pieds bleus" avec le faucon pèlerin immature (p. 1589), alors qu'il s'agit du faucon lanier, comme l'a argumenté de façon détaillée K. Lindner. Ou encore, l'oiseau qu'Albert cite sous le nom de zueta, en connexion avec le bubo ou grand-duc, et qu'ils glosent comme épervier (sparrow-hawk), alors qu'il doit s'agir de la chouette (p. 1573, n. 140). Ce sont bien entendu là des observations de détail sur une matière pointue, et elles ne peuvent nullement discréditer le travail dans son ensemble. Cet ensemble, précisément, mérite la lecture et l'on peut souhaiter vivement, avec W. Wallace (p. XX), qu'il ouvrira de nouvelles perspectives de recherche sur le DA.
B.VAN DEN ABEELE